Article dans Le Soir - Les cryptos s'envolent: gare aux zones d'ombre pour la taxation des gains (par Cécile Danjou)

Baptistin Alaime
Un Bitcoin à 72.000 dollars. Depuis quelques semaines, la plus célèbre des cryptomonnaies enchaîne les records. Une envolée qu'on n'avait plus connue depuis un petit moment puisque le dernier sommet datait de novembre 2021. Et celle-ci a entraîné dans son sillage les autres principales cryptomonnaies, comme Etherum, Binance Coin ou Solana qui ont aussi vu leur cours grimper. Un engouement qui vient d'abord de l'approbation par les autorités américaines de l'émission de fonds en Bitcoin, plus faciles d'accès. Une petite révolution.

La deuxième explication est plus technique et vient du fonctionnement du Bitcoin. En avril aura lieu le prochain « halving » (division par deux du nombre de Bitcoins émis sur le marché pour récompenser les mineurs), un événement qui fait traditionnellement grimper les cours. Bref, dans ce contexte, certains seront sans doute tentés de revendre leurs cryptos pour empocher les gains. Ils ont alors des chances de se retrouver nez à nez avec… le fisc qui, dans certains cas, taxe ces plus-values.

Ce petit monde étant encore jeune, les règles du jeu fiscal ne sont pas toujours très claires. Surtout, il n'y a pas de législation spécifique dédiée aux cryptos. « Il n'y a même pas de circulaire administrative qui explique clairement comment ça fonctionne », regrette Baptistin Alaime, avocat fiscaliste chez Tuerlinckx Tax Lawyers. Comment s'y retrouver ? L'administration a rendu différents ruling (décisions anticipées) sur le sujet. Voici donc un petit aperçu des règles communément utilisées sur le terrain.

Trois profils d'investisseurs

Le fisc distingue trois catégories de détenteurs de cryptos. La première regroupe les investisseurs « raisonnables », qui agissent en bon père ou bonne mère de famille. « Ce sont des personnes qui investissent de manière prudente et sur le long terme », détaille Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et associé fondateur du cabinet Deg & Partners. Pour elles, l'administration considère que les profits liés aux monnaies virtuelles font partie de la gestion normale d'un patrimoine, ils sont donc exonérés d'impôts. Il ne faut même pas les déclarer.

Deuxième profil : le spéculateur. « C'est celui qui prend des risques plus élevés pour des gains potentiels rapides et importants », précise notre interlocuteur. « Il aura aussi des connaissances un peu plus poussées en crypto », ajoute encore Emilie Jurdic, juriste pour la plateforme Waltio, un outil qui aide fiscalement les détenteurs de cryptos. Lui doit déclarer ses gains dans sa déclaration d'impôts à la rubrique « revenus divers », ils seront taxés à hauteur de 33 %.

Enfin, le troisième profil est le professionnel. Typiquement les traders qui échangent à longueur de journée, pour eux ou pour les autres. Eux voient leurs rentrées liées aux cryptos taxées comme des revenus professionnels, aux taux progressifs par tranche, jusqu'à 50 % donc.

Des frontières floues

Le problème, c'est qu'il n'y a pas de critères objectifs qui définissent les frontières entre les catégories. Pas toujours évident donc de savoir si l'on est considéré comme investisseur raisonnable ou spéculateur. « D'autant qu'en cryptomonnaies, il est complexe d'être considéré comme prudent du fait de la forte volatilité de ces actifs », pointe Emilie Jurdic. C'est donc à l'appréciation de chacun. Au risque que celle du fisc soit différente. Dans le cabinet Tuerlinckx Tax Lawyer, on s'appuie sur plusieurs critères, à considérer ensemble. Le nombre d'opérations, la durée de détention des actifs et enfin l'importance du patrimoine investi en cryptomonnaies. « Dans les ruling , on sent que la limite psychologique est autour de 20 % du patrimoine mobilier pour que ce soit considéré comme de la spéculation », constate Baptistin Alaime. Chez Waltio, on estime plutôt ce plafond autour de 30 %. La start-up française s'appuie de son côté sur une liste de questions mise à disposition par l'administration dans un ruling en 2017 pour permettre à l'investisseur de s'autoqualifier.

 

Des revenues actifs et passifs

Le fisc taxe les plus-values. Mais dans le monde des cryptos, il y a plusieurs façons d'en réaliser. « Vous pouvez d'abord vendre vos cryptomonnaies contre des euros ou des dollars », éclaire Baptistin Alaime. Attention, lorsque vous payez avec une carte Visa reliée à un compte crypto, une conversion est faite avant le paiement. « S'il y a une plus-value, c'est alors une réalisation au sens fiscal. » Les profils taxés doivent donc déclarer la transaction. Vous pouvez aussi réaliser une plus-value lorsque vous vendez une crypto pour en acheter une autre. Un point qui a suscité beaucoup de controverses. « Mais, il y a un an, le ministre des Finances a clarifié les choses dans une réponse parlementaire en affirmant qu'il s'agissait bien d'un événement fiscal et que cela a toujours été le cas. » Sauf que de nombreuses personnes doivent aujourd'hui régulariser des plus-values non déclarées à l'époque. « On a laissé la situation pourrir. Maintenant, les personnes concernées doivent contacter l'administration fiscale pour essayer de trouver une solution. »

Et puis, il existe aussi des revenus « passifs » liés aux cryptos. Dans le jargon, il s'agit d'activités comme le « staking » (blocage de cryptos contre rémunération) ou le « farming » (prêt de cryptos). Elles génèrent des sortes d'intérêts, taxés comme des revenus mobiliers, à 30 %.

 

Conversion et déclaration, les autres casse-tête

Pour ceux qui savent qu'ils seront taxés, l'ultime difficulté est de connaître les montants à déclarer, puisqu'ils doivent refléter la valeur des cryptomonnaies au moment de la transaction. « C'est impossible à faire manuellement. Il faut recourir à des outils spécialisés qui font le récapitulatif des transactions et calculent les plus-values réalisées. Ça demande une certaine hygiène administrative », reconnaît Baptistin Alaime.

Autre élément à savoir : les personnes qui détiennent de la monnaie virtuelle via une plateforme étrangère (c'est majoritairement le cas puisqu'il n'y a plus d'acteur belge) doivent déclarer leurs comptes auprès du Point de contact central de la Banque nationale, comme ceux qui ont des comptes bancaires à l'étranger. Sauf que l'opération serait un brin plus complexe avec un compte crypto. « Cela présente des difficultés pratiques, notamment en ce qui concerne l'identification du compte et de l'institution », constate Emmanuel Degrève, qui pointe une autre incertitude. « Lorsque les cryptomonnaies sont stockées dans des wallets logiciels ou matériels sans lien direct avec un établissement financier étranger, la nécessité de déclaration semble ne pas s'appliquer. » Tout cela devrait petit à petit se clarifier. Avant cela, patience et prudence semblent de rigueur.

 

La taxation en matière de cryptos est encore jeune et mouvante. Dans une étude relayée par le magazine Trends Tendances , le site Hellosafe.be a fait un petit tour d'Europe. Elle met en lumière les fortes disparités qui existent entre les pays, au niveau des règles et des taux de taxation. Les pays du nord de l'Europe sont ceux qui taxent le plus massivement les profits, avec des taux qui atteignent jusqu'à 50,5 % en Allemagne, 52,06 % au Danemark, 30 % en Suède ou encore jusqu'à 44 % en Finlande. Au Luxembourg, ça peut grimper jusqu'à 42 % et 31 % aux Pays-Bas. La France, elle, applique un taux unique d'imposition de 30 %. Quatre pays s'affichent comme paradis fiscaux, sans aucune taxation : Chypre, Malte, l'Estonie et la Slovénie.

 

Les choses bougent toutefois. D'abord, le 1 er janvier 2026, une directive européenne appelée DAC8 entrera en vigueur. Elle imposera aux plateformes d'échange partout dans le monde de communiquer sur les transactions de leurs clients. Voilà qui devrait aider les administrations fiscales à recueillir des informations. Pour l'instant, cela semble compliqué. D'ailleurs, en Belgique, d'après plusieurs professionnels, les amendes seraient rares. « Mais on constate que de plus en plus d'administrations fiscales s'équipent d'outils pour structurer et automatiser leur contrôle fiscal », souligne Pierre Morizot, le cofondateur et CEO de Waltio. « En Espagne ou aux Etats-Unis, on a aussi vu les autorités interroger directement les grandes plateformes d'échange pour leur demander la liste de tous leurs clients au-dessus d'un certain seuil. »

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